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Immobile au milieu d’une centaine de cavaliers, Kian observait ses compagnons d’armes. Il ne les connaissait pas et ne les connaîtrait peut-être jamais. Ils guettaient un signe d’Arturus pour charger et la plupart avaient les yeux fixés sur lui. Le dux bellorum observait la bataille qui se livrait sur le flanc nord-est, attendant le moment opportun pour donner le signal de la charge.
Plus tôt, il avait harangué ses compagnons, brandissant Kaledvour en criant d’une voix mâle et sauvage : « Avec ceci qui vous commande, comment pourrions-nous devenir des esclaves ? Avec ceci qui vous garde, arrivé tel un signe la veille du plus grand des combats, comment craindre que Dieu nous abandonne ? »
L’épée étincelait dans l’aurore comme une flamme blanche, lumineuse et éblouissante. Kian, hypnotisé par la lame extraordinaire et par la voix du chef, avait senti des ondes d’énergie le traverser, des frissons le parcourir. Son instinct guerrier s’était animé par vagues, refoulant peu à peu toute appréhension, toute hésitation. Sans doute les autres avaient-ils aussi ressenti cela, car ils avaient acclamé Arturus d’une seule voix, en même temps que lui. Dès lors une écharpe d’ivresse guerrière, de violence pure, avait entouré cavaliers et montures. Le départ donné, l’assaut serait irrésistible.
Kian savait à quoi s’attendre. À son réveil, Caius lui avait expliqué en quelques phrases brèves que l’unité aux ordres d’Arturus chargerait au moment où l’armée en aurait besoin. « C’est vous qui ferez la différence. Si vous échouez, c’en est fini de la Bretagne. Je lancerai une première charge de cavalerie pour ébranler leurs troupes, Arturus lancera la deuxième pour les achever. Aelle a deux fois plus d’hommes que nous mais aucun cavalier. C’est notre seul avantage. » Kian l’avait remercié pour le casque et la cotte de mailles mais Caius n’avait rien dit en retour. Il n’avait rien dit non plus quand Azilis lui avait donné le bracelet d’Aneurin.
Le fracas de la bataille, les hurlements, les hennissements qui montaient jusqu’à eux rendaient l’attente plus difficile encore. Il flatta l’encolure du puissant cheval gris qu’on lui avait confié, espérant qu’il saurait diriger cette monture inconnue au cœur de la bataille. Il n’était pas question de chevaucher Orion. Le paisible hongre serait devenu fou de terreur. Il fallait des mois pour former un cheval à la guerre. Et, malgré lui, il ajouta mentalement : « Des mois aussi pour apprendre à se battre au sein d’une cavalerie. »
L’enthousiasme de Kian faiblit, une sourde angoisse renaissait. Il aurait voulu se lancer dans la mêlée aussitôt après avoir vu s’animer Kaledvour. En finir. Mais Arturus ne bougeait pas. Sur son étalon noir, le dux bellorum avait l’immobilité d’une statue. Seuls s’animaient parfois les plis de son long manteau pourpre. Assis aux pieds du cheval, le molosse d’Arturus attendait de combattre. Sa queue battait la terre nerveusement, soulevant de petits nuages de poussière.
Kian passa sa langue sur ses lèvres desséchées. Il lui sembla y retrouver le goût des baisers d’Azilis. Une bouffée d’amour et de désir le traversa, dissipant son angoisse. S’il mourait aujourd’hui, ce ne serait pas sans avoir connu ça. Mais il ne mourrait pas ! Et il se battrait avec d’autant plus de force qu’elle était là, dans cette forteresse, et que si l’armée d’Arturus perdait, si les Saxons prenaient le fort… Il ne voulait pas y penser.
Ses yeux se posèrent sur l’homme aux cheveux décolorés. À côté d’Arturus il scrutait aussi les combats, lui parlant par moments ou lui désignant du doigt un point de la bataille. Près de lui, un guerrier au visage balafré pencha la tête d’un côté, puis de l’autre, sans doute pour soulager ses vertèbres ankylosées. Le balafré croisa le regard de l’homme grisonnant à l’allure d’officier romain. Ils échangèrent quelques mots et éclatèrent de rire. Ces hommes étaient des vétérans qui avaient survécu ensemble à des dizaines de batailles. Kian comprit soudain l’incroyable faveur qu’Arturus lui accordait en l’acceptant parmi eux. Sans doute une façon de le remercier pour Kaledvour. Mais aussi la preuve éclatante qu’aux yeux du dux bellorum il n’était plus un esclave. Une raison de plus pour bien se battre.
Arturus leva le bras. Les hommes se redressèrent, main gauche serrant les rênes, main droite empoignant l’épée posée devant eux, transversalement, sur l’encolure de leur cheval.
— Britannia ! hurla-t-il.
Les notes claires d’une trompette retentirent au-dessus du fracas des armes et, reprenant le cri de guerre lancé par Arturus, les cavaliers se déversèrent sur le champ de bataille dans un bruit de tonnerre.
Ils plongèrent dans le combat avec une force effrayante, faisant voler les boucliers, écrasant les hommes. Kian eut la vision d’une ligne mouvante de casques et de lances, de visages aux traits crispés, aux bouches grandes ouvertes sur des hurlements inaudibles dans le tumulte. Puis ce fut le chaos.
Il perdit la notion du temps et de l’espace, se concentrant sur les coups qu’il portait et sur ceux qu’il évitait, sur le choc des charges et des contre-charges, sur l’absolue nécessité de frapper, encore et encore. Plus rien n’existait hormis ce tourbillon de chair, de métal et de cris qu’il percevait si mal sous son casque, à travers le prisme de la sueur coulant de son front et lui brûlant les yeux.
* * *
Combien de charges Arturus lança-t-il ? Kian le vit abattre Kaledvour avec une force et une habileté prodigieuses, décimant des dizaines de Saxons, semant la mort dans un halo de pourpre qui lui donnait l’aspect d’un demi-dieu ou d’un héros de légende. Entre les mains d’Aneurin qui n’était qu’un piètre combattant, l’épée de la liberté était une arme terrible. Maniée par un guerrier de la trempe d’Arturus, elle devenait aussi imparable que la mort.
Peu à peu, les lignes de défense saxonnes furent plus faciles à enfoncer. Et tout à coup il n’y eut plus que des poches de combattants dispersés. Kian dut chercher des adversaires. Des hommes s’enfuyaient vers le nord, tentant d’échapper aux cavaliers qui les poursuivaient en tournant le dos à Sorviodunum. Saisi d’un étourdissement, Kian cligna des yeux. Des étincelles blanches explosèrent derrière ses paupières, son corps était lourd comme de la pierre.
Il rouvrit les yeux et une vague de terreur s’engouffra dans ses veines. Un monstre avait surgi devant lui. Un homme-ours. Le cheval de Kian s’écarta en hennissant. L’homme-ours poussa un hurlement inhumain, fit tournoyer une hache sanglante. Sous la fourrure grise qui couvrait ses épaules et son dos, son corps était nu : un corps de géant velu, dégoulinant de sang. Du sang coulait aussi sur sa barbe blonde comme s’il avait égorgé ses victimes avec ses dents. Le crâne de l’ours couvrait en partie son front et sous les yeux ternes et fixes de l’animal, les yeux bleus de l’homme, exorbités, semblaient ne rien regarder tout en exprimant une terrifiante folie meurtrière. « Ce n’est qu’un homme couvert d’une peau d’ours », tenta de raisonner Kian. Mais la surprise et la panique avaient figé son bras et sa volonté. Quand l’homme-ours se jeta sur son cheval, il était trop tard.